Journée d’une tragédie au Grand Théâtre de la Rue (par Mass Seck)
Ce matin de bonne heure, je suis allé en ville. Mais à cette heure déjà, le premier feu était annoncé à la radio, sortie 9 à Mbao. Les banques étaient bondées de monde, certaines n’avaient pas de liquidité. Seuls les dépôts étaient possibles, comme à la Sgbs Port à huit heures passées. Les distributeurs automatiques étaient hors service. Certaines personnes avançaient que c’était de peur de les alimenter avec la tension ambiante, d’autres avec plus d’arguments pointaient du doigt la connexion internet. Un individu, sûr de ses arguments, disait que le canal réservé aux banques doit être dédié et sécurisé et qu’il n’y avait aucun risque de vol des distributeurs qui sont bien sécurisés, les manifestants n’avaient pas de matériel pour les déboulonner. Parait-il que tout le week-end, c’était pareil.
Neuf commerces sur dix étaient fermés. La route était déserte, sauf pour quelques téméraires qui avaient peur. Les gendarmes étaient presque invisibles, sauf devant les Auchan, alors qu’ils étaient d’habitude à chaque carrefour. Peut-être étaient-ils concentrés au centre-ville pour verrouiller le château ou le Grand Théâtre où notre Président devait présider la cérémonie du Concours Général.
Lorsque l’internet fut coupé, j’ai zappé sur les ondes des radios pour écouter les infos, mais toutes les fréquences diffusaient de la musique. Abba, Alima NDione, et d’autres semblaient bien joyeux. On aurait dit la veille de la tabaski, ambiance de fête, ce qui contrastait avec le chaos des voitures qui faisaient demi-tour sur la route et des camions qui reculaient sur le pont de Camberene. Un Jakarta a heurté mon pare-choc, une moto-bagage a coupé notre trajectoire. Je suis descendu, avec un autre chauffeur qui a failli avoir l’aile rayée par le tas de ferraille bleu. Après quelques échanges tendus, nous avons contourné le tas de gravats. Je n’étais pas furieux, je regardais le Caterpillar sous les yeux d’un camion du GIGN masqué travailler.
Une fois à la maison, toujours pas d’internet. J’ai zappé les chaînes sénégalaises, toutes diffusaient la cérémonie du Grand Théâtre, même Leral TV a eu sa part de ce marché de publicité totalitaire. Walf, elle, diffusait un clip de Mbalax, l’état ne lui a peut-être pas fait bénéficier de cette manne financière pour le direct présidentiel.
J’ai vu cette cérémonie comme une mise en scène qui voulait opposer deux jeunesses d’un même pays. Les sans culottes, ignorants, fils de misérables incapables de retenir leurs progénitures à la maison, et les prodiges promis à un avenir radieux dont les parents ont bien fait leur travail. Le président tenait à organiser cette cérémonie coûte que coûte. C’était une belle occasion de se montrer sur un piédestal, applaudi par la jeunesse du futur alors que son concurrent le plus tenace serait sur l’échafaud pour finir dans les geôles comme Jean Val Jean de Victor Hugo, avec sa cohorte de futurs misérables jeunesse corrompue. Les lycéens ont passé la nuit dans un hôtel à Dakar pour éviter un fiasco, car la plupart habitent cette banlieue sous les fumées qui auraient pu les empêcher d’assister à la cérémonie. Ils passent la nuit actuellement à l’hôtel pour rentrer sûrement au matin avec leurs diplômes remis par les dignitaires de l’état avant que leurs frères ne se réveillent.
Ces jeunes ont été présentés comme des « loosers » dont les parents ne sont pas responsables. Mais la réalité est autre, deux frères ou sœurs de même mère et père sont respectivement l’un au Grand Théâtre et l’autre dans la rue. Et pour ceux qui ont écouté ces discours sur l’intelligence artificielle, le dérapage sur les réseaux, la mauvaise influence, sachez que ce sont ces personnes qui se battent pour que dans quelques années, malgré leurs « super intelligences », des « fils de » n’occupent pas les positions qui devraient vous revenir de droit. Ou même bien avant, avec des problèmes de bourses, ces jeunes loosers à l’esprit combatif, seront vos voix pour la justice auprès de ces dignitaires qui ne se souviendront plus de vos visages.
Cette journée a été passée sous silence par les médias. Demain, les journaux passeront un blanco sur les victoires des gueux. Ils enfonceront Sonko avec les titres les plus dépressifs pour décourager et décrédibiliser votre combat pour un Sénégal plus juste.
Demain est un autre jour, ce lundi a été épique, même si vous en doutez. »